Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Les personnes agressées, coincées dans leur douleur et qui persistent dans leur posture victimaire deviennent dépréciatrices de la vie, de leur vie, comme si elles s’empoisonnaient de leur propre souffrance. Les victimes d’aujourd’hui exigent publiquement une réparation, un pardon, une absolution et même des démissions. On les écoute et elles sont reconnues. Assiste-t-on à un retour du religieux souffrant, à une culpabilisation systémique ? Doit-on devenir victime pour avoir une reconnaissance ? Le « je pense, donc je suis » du rationalisme moderne se serait-il transformé en un « je me plains, donc je suis » ? Quel est ce culte de la victime qui nous assaille ? Quelle est cette nouvelle morale ?
Friedrich Nietzsche (1844-1900) peut nous donner un éclairage philosophique, lui qui fut, de son vivant, victime très jeune, orphelin dès l’âge de cinq ans (« Je suis une plante née près du champ des morts »), mais « victime » combative et résiliente jusqu’à la chute de son cerveau bouillonnant.
Le philosophe nous propose une généalogie de la morale, c’est-à-dire une étude des origines de ce qui est bien et mal, une analyse de la source des valeurs qui furent pendant de longs siècles le « moteur » de notre histoire : le nihilisme. Nietzsche déploie une forte critique de notre civilisation : elle repose sur du vide plus que sur de la plénitude. Pour lui, le nihilisme, y compris le ressentiment et la mauvaise conscience qui en sont constitutifs, explique les grands moments de la longue décadence qui suivit l’Époque tragique de l’Antiquité grecque.
La vie est dure et mortelle. Ne voulant pas faire face à cette tragédie, on a inventé un autre monde. Un monde qui n’est pas de ce monde. Avec un Dieu qui a pitié des hommes, une religion d’amour où les hommes ont pitié d’eux-mêmes et un paradis comme consolation ultime. Dans ces circonstances, le seul amour qui reste pour la vie est la pitié qui, selon Nietzsche, est un amour pour la vie faible, pour la vie souffrante, un sentiment réactif, une attitude de servilité où les forces négatives triomphent sur les forces affirmatives.
Dieu, pitié, paradis. On se rend compte que tout ça, c’est du vide ; cet « arrière-monde » n’existe pas ; le monde n’a plus de sens. On se doit donc de réagir.
« Dieu est mort », mais l’homme le tolère mal. Et déjà on voit poindre, au XXe siècle, des valeurs et des dieux qui prennent la place vacante du Dieu transcendant et du Bien absolu : le Bonheur pour tous, les Droits de l’Homme, le Progrès, la Démocratie, le Capital, le Centre commercial, le Père Noël… Dieu et la religion sont remplacés par un grégarisme conformiste humain, trop humain et ses valeurs comptables mercantilistes. On passe du théisme à un humanisme théorique déconnecté, une sorte de narcissisme métaphysique qui légitime nos arrogances occidentales, une attitude bien pensante qui, tout en invoquant la défense des droits de la personne et le libre arbitre, sécrète de l’intolérance et de la culpabilité.
Le droit de ne pas être offensé
S’il n’y a plus de sens ni de fondement certain, la réaction risque d’être le pessimisme. Et pour ne plus avoir à contempler le néant, on se jette dedans. Les tentations ou les dangers qui guettent ce désespoir sont multiples : ce sont les totalitarismes, les intégrismes, ce sont les mythes, les superstitions, les drogues, bref, tout ce qu’on invente pour ne plus voir le vide. Ce nihilisme est certainement le plus répandu et le plus sournois ; c’est celui qui affirme : tout se vaut, donc, rien ne vaut ; tout est vrai et rien ne l’est ; « à chacun sa vérité » ; « chacun pour soi » ; « après moi, le déluge ! ». Nietzsche y décèlerait la dépression de toute une civilisation.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Voilà le résultat d’une longue décadence qui commença par l’invention des fictions religieuses, métaphysiques et morales et qui se poursuit aujourd’hui avec l’invention des mensonges politiques, la mondialisation, les « faits alternatifs », les fake news, les communautarismes parallèles, le multiculturalisme, les séparatismes culturels, le racialisme, la rectitude politique…
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Le « bien », le « politiquement correct », est un discours ou une attitude qui consiste à éviter systématiquement les paroles ou les actes qui peuvent être interprétés comme offensants pour les personnes appartenant à des groupes minoritaires à cause de leur couleur, de leur religion, de leur nationalité ou de leur orientation sexuelle. Le « bien » qui se veut la tendance dominante, c’est la revendication des droits de l’homme exacerbée par l’individualisme et le communautarisme. C’est la nouvelle « moraline », dirait Nietzsche. C’est le nouveau « droit de ne pas être offensé ».
La faculté d’oubli
Quels seraient les principaux agents de cette morale ? Le ressentiment et la défaillance de la faculté d’oubli.
Le ressentiment, ou « la rancune des faibles », c’est le sentiment de celui qui souffre à cause des autres. « C’est bien la faute à quelqu’un si je vais mal » (Généalogie de la morale). Cette sorte de raisonnement est propre à tous les offensés maladifs, aux « micro-agressés », dirait-on maintenant. Le ressentiment est une forme de vengeance qui risque de se retourner contre soi-même, de se traîner en « mal chronique comme un empoisonnement du corps et de l’âme » (Humain, trop humain). C’est d’une profonde tristesse. Le seul pouvoir du ressentiment, c’est celui de la dépréciation. Le bonheur n’est pas vu comme une joie, mais plutôt comme une passive médiocrité, et le malheur, lui, il vient des autres. Le ressentiment est d’un tel sérieux que l’humour est impossible. « L’homme de ressentiment », victime de la faute des autres, a besoin que les autres soient méchants pour pouvoir se sentir bon. L’agneau reproche à l’oiseau de proie de l’attaquer… Non seulement l’oiseau de proie est-il coupable d’être un oiseau de proie, mais l’agneau devient méritant d’être simplement un agneau fragile et de ne pas agir comme son prédateur. Mauvaise conscience et culpabilité. Certitude de mauvaise foi. « Ce n’est pas parce qu’on a souffert qu’on a raison. Ou qu’on doit faire souffrir les autres. Il ne faut pas placer la douleur au cœur de la rédemption », disait récemment Dany Laferrière.
Cette attitude victimaire découle aussi d’une défaillance de la faculté d’oubli. La personne saine et active oublie : la vie, même pénible, est assimilée, digérée, oubliée. Résilience. L’oubli permet de passer à autre chose plutôt qu’à la réaction ; l’oubli permet de passer à l’action, à la réparation, à la création, au renouvellement, à la rédemption. Avec le ressentiment et la défaillance de la faculté d’oubli, la mauvaise conscience qui s’ensuit devient une sorte de blocage : la faculté d’oubli ne fonctionnant plus, on tombe dans les traces mnésiques où la dyspepsie (la difficulté de digestion) se fait sentir telle une obsession. Nietzsche dit : « La mauvaise conscience est une digestion qui n’en finit pas. » Un peu comme si l’on ne réagissait qu’aux automatismes imprégnés en soi, ou comme si l’on ne réagissait qu’au conditionnement reçu sans pouvoir s’en libérer. Stigmatisation. Dans le ressentiment, on reste coincé dans sa mauvaise conscience ; on rumine son venin de vengeance tel un esclave réprimé qui n’oublie pas. Alors que l’homme, maître de lui-même, use de sa faculté d’oublier pour garder intacte sa puissance d’agir. Sa puissance de créer. Le faible, tel un névrosé, reste coincé dans son passé, le fort, tel un artiste (écrivain, comédien ou humoriste), saute dans son devenir. L’oubli est le remède pour que les dommages passés ne continuent pas à empoisonner le présent et à contaminer le futur. « Nous sommes tellement tributaires d’une culture de la commémoration, du “devoir de mémoire”, de la croyance en la vertu curative du ressouvenir, que l’amnésie volontaire nous semble nécessairement un trait de faiblesse », écrit Balthasar Thomass dans S’affirmer avec Nietzsche.
La réparation du passé ne se mendie pas. La vie est tragique, on ne s’en sort pas indemne. Mais elle n’empêche ni l’humour ni la joie. Adieu, le discours victimaire ! Cessons de nous voir comme des victimes ! Nietzsche a vécu profondément et amoureusement cette tragédie : « Bâtissez vos maisons au bord du Vésuve », crie-t-il aux philosophes pour les aiguillonner vers une conscience plus haute de la destinée. N’oublions pas qu’« il y a autant de sagesse dans la douleur que dans le plaisir ». Et qu’« il faut porter du chaos en soi pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », croyait Nietzsche.
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