Le 4 février 1882, tandis que des policiers sont en quête de cadavres dérobés, un cocher arrête sa voiture au coin des rues Sainte-Catherine et Labelle, en plein Quartier latin, devant ce qui est aujourd’hui la place Émilie-Gamelin, lieu où les dernières maisons basses de cette époque sont à la veille d’être rasées pour céder place à l’acier, au béton et au verre d’un autre luxueux projet domiciliaire.
Des jeunes gens s’approchent du cocher. Ils le prient de les conduire rue Saint-Justin et de les attendre. Là, ceux-ci réapparaissent avec deux cadavres qu’ils chargent dans la voiture, pour se faire ramener ensuite rue Saint-Hubert. Ils veulent gratifier le cocher de 50 cents pour sa peine, mais celui-ci exige le double. Insatisfait de son salaire, le cocher s’en va trouver les policiers…
Des revendeurs de cadavres, surnommés « résurrectionnistes », avaient pour clients de jeunes étudiants en médecine. Faute d’argent, ceux-ci se transformaient souvent eux-mêmes, comme leurs devanciers, en pilleurs de cimetière.
Les cadavres volés étaient presque toujours ceux de laissés-pour-compte, de sans-famille, de condamnés désormais raides comme la justice qui les avait exécutés. Ce ne sont pas les corps les mieux protégés, ceux placés dans des caveaux, c’est-à-dire ceux des gens riches, qui sont emportés aux fins de cette science noire. À s’emparer du cadavre d’un dépossédé plutôt que de celui d’un notable, on s’expose moins à des représailles.
En 1862, un autre vol de cadavres, commis par cinq étudiants de l’Université McGill, suscite l’émoi après que le cocher d’un traîneau qu’ils avaient convaincu de transporter ces dépouilles décide, lui aussi, de les dénoncer. La police va fouiller l’Université, mais n’y trouve rien. Ce qui ne va pas empêcher les familles des cadavres dérobés d’engager une action judiciaire. Le principal de l’Université McGill, éprouvé par toute cette mauvaise publicité, promet que les corps volés ne seront plus admis désormais dans l’enceinte de son institution. À son sens, il s’agit d’une pratique peu courante à McGill, mais plutôt fréquente dans les milieux plus pauvres de la médecine, autrement dit chez les Canadiens français. Ces catholiques, parce que plus pauvres, n’ont d’autres choix, s’ils veulent s’exercer à la dissection, que de voler des cadavres. Et pour eux, faute de moyens, ce n’est pas tellement une fête que d’aller voler des cadavres, à la différence des étudiants de McGill, qui conjuguent ces quêtes nocturnes bien macabres avec des beuveries qui contribuent à l’occasion à les faire plus vite repérer.
Le médecin voleur de cadavre constitue une image forte, à compter du Moyen Âge, de la domination qui s’exerce sur les plus faibles. Naguère refoulée, cette place du cadavre devient, à compter de la fin du XVIe siècle, un objet de fascination pour les artistes, eux aussi intéressés, comme de raison, par la structure des corps. Rembrandt, en 1632, donne à voir La leçon d’anatomie du docteur Tulp, le plus célèbre tableau consacré au sujet. Le corps représenté par Rembrandt est celui d’un condamné à mort. Dans le théâtre d’anatomie de Waag, la puissante corporation des chirurgiens d’Amsterdam présente une dissection publique, grand spectacle qui attire, moyennant un prix d’entrée, les curieux de toute la belle société. Encore au XXe siècle, le peintre Matisse, au temps de sa formation d’artiste, avait demandé à l’appariteur de l’école où il était de quoi disséquer afin de mieux parfaire son art.
Qu’apprendrions-nous, depuis ces temps passés dont nous sommes les héritiers, en disséquant l’histoire sociale de la médecine, qui est en quelque sorte l’histoire des hiérarchies ?
Place Émilie-Gamelin, au cœur du Quartier latin, là où se sont déroulées autrefois des scènes de trafic de cadavres, un village de Noël vient d’être érigé. Des clôtures et une surveillance en interdisent l’accès aux itinérants, repoussés ainsi de ces lieux dont ils sont d’ordinaire les habitués, comme ils l’ont été, l’été dernier, des abords de l’ancien terminus d’autocars abandonné. Certains voient d’un bon œil ces efforts de « revitalisation de ce parc du centre-ville ». C’est oublier que, depuis le milieu du XIXe siècle, cet espace fut d’abord celui des indigents, ceux dont leurs semblables finissaient par être éventrés au nom de la grandeur de la société.
À l’Asile de la Providence, là où se trouve désormais ce village de Noël, les consœurs d’Émilie Tavernier, dite Mère Gamelin, offraient des secours à une vaste population de laissés-pour-compte. Ces bâtiments conventuels furent détruits en 1963 pour faire place au métro. Dans une société qui peine aujourd’hui à nourrir ses vieux, lesquels sont volontiers entassés dans la solitude des CHSLD, ce passé de la misère sociale est-il tout à fait dépassé ? L’a-t-on disséqué pour en tirer des enseignements ?
Les évidences de la misère, nous les reléguons derrière le rideau de fer de nos villages de Noël. Un pont-tunnel entre Québec et Lévis à 10 milliards de dollars. Un amphithéâtre pour loger une équipe de hockey fabulée. Un projet de pension dorée pour accueillir une demi-équipe de lanceurs de balles. Un REM pour relier, sans égard au paysage, un centre commercial bétonné à un autre, celui d’une zone franche du commerce aéroportuaire internationalisé. Ensuite, bien entendu, il demeure toujours possible de faire les étonnés devant la nourriture offerte aux aînés, surtout quand celle-ci rappelle le fond des gamelles de soldats terrés dans des tranchées à attendre la mort.
« Nous sommes tous fondus ensemble », écrit Charles Darwin, après avoir établi l’origine animale de l’être humain. L’honneur de l’histoire est de rappeler ce destin de l’humanité, un peu au même titre que les sociologues rappellent, par leur travail précieux, qu’il existe partout une solitude d’exister tous ensemble et que cela mérite d’être observé, selon un principe de mise en commun à parts égales du monde, dans un récit de celui-ci qui soit enfin à dignité égale.
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Source : Lire l'article complet par Le Devoir